Le plan D
La gifle du « non » irlandais arrêtera-t-elle la course folle d’une construction européenne qui semble avoir décidé de se passer du peuple ? Il faut le souhaiter avec la plus grande force et tout faire pour qu’il en soit ainsi.
Pas un des arguments qui visent à priver d’effet le « non » irlandais n’est acceptable. Les Irlandais étaient seuls à voter ? Ce ne sont pas eux qui l’ont voulu mais les chefs d’Etat européens qui ont refusé de consulter leurs peuples par référendum. De quel droit les 26, après s’être entendus pour refuser de donner la parole à leurs citoyens, pourraient en priver l’Irlande ?
Un seul pays ne peut imposer sa volonté à 26 autres ? Là encore, ce n’est pas la faute aux Irlandais. C’est le traité de Lisbonne qui prévoit que l’accord des 27 est indispensable pour entrer en vigueur. Les gouvernements européens peuvent-ils changer la règle du jeu en cours de route parce qu’elle ne leur convient plus ?
Les électeurs irlandais auraient voté pour des raisons de politique intérieure dont l’Union n’a pas à tenir compte ? Rien n’est plus faux. La Chambre actuelle a été élue il y a un an seulement, le parti au pouvoir depuis 1932 retrouvant une majorité confortable de plus de 40% des voix. Les partisans du « non » n’ont pas cherché à exploiter un rejet du pouvoir qui n’existe pas. C’est sur la question européenne que les électeurs se sont prononcés. Ce n’est pas la crise nationale qui provoque la crise européenne. C’est la crise européenne qui provoque une crise nationale. Et c’est l’entêtement européen qui pourrait maintenant provoquer une catastrophe irlandaise.
Car si la stratégie d’encerclement du « non » irlandais par la poursuite du processus de ratification se met vraiment en place, il faudra alors constater que les dirigeants européens auront choisi d’imposer le traité de Lisbonne par la contrainte. Certes pas celles des armes, mais en tout cas celle du nombre et des pressions de toutes sortes. Qui sait alors comment les Irlandais réagiront ? Pas grave c’est un petit pays se rassurent quelques-uns. C’est avec ce genre de raisonnements que la Grande-Bretagne s’est auto- aveuglée dans le passé lorsqu’elle était confrontée à cette colonie turbulente -mais si peu nombreuse. Dans l’Union actuelle, les petits pays sont les plus nombreux. Faut-il qu’ils se préparent à être tous traités comme l’Irlande ? Croit-on qu’ils s’inclineront aisément devant les communiqués courroucés de Bruxelles ? Quelle irresponsabilité quand on pense à l’histoire de ces nations qui imposèrent leur existence à des voisins autrement plus puissants ! Quelle échelle de menaces bien plus agressives faudra-t-il alors mettre en place pour les faire rentrer dans le rang ? Mettre le doigt dans un tel engrenage, c’est allumer partout l’incendie du nationalisme violent. C’est jeter les peuples les uns contre les autres et miner la paix civile.
Le risque de cette folle fuite en avant existe malgré tout chez les eurocrates. Car la forme actuelle de la construction européenne a profondément altéré les convictions démocratiques des élites européennes. N’est-ce pas l’ancien militant anti-autoritaire Daniel Cohn Bendit qui déclara récemment au Monde : « Les Irlandais ont tout obtenu de l'Europe et ils n'en ont pas conscience. C'est donc qu'il y a un problème. Visiblement, nous, Européens, n'arrivons pas à expliquer aux peuples ce que nous sommes en train de faire. » Selon Cohn Bendit, il existe donc une catégorie particulière de personnes, les Européens, distincte des peuples d’Europe, caste aristocratique éclairée puisant sa légitimité en elle-même. La frontière entre l’Europe a-démocratique et l’Europe anti-démocratique est très ténue. Elle est peut-être en train d’être franchie. Elle le serait si le traité de Lisbonne entrait en vigueur malgré les « non » successifs de trois peuples par référendum.
Comment ne pas s’étonner qu’il ne se soit trouvé personne parmi les élites européennes pour proposer comme scénario possible de sortie de crise de prendre appui sur la prochaine élection du Parlement européen ? En juin 2009, tous les citoyens de l’Union voteront au même moment. C’est un rendez-vous démocratique sans équivalent dans l’Union. Il suffirait que les chefs d’Etat s’accordent pour confier à ces représentants du peuple un mandat institutionnel, c’est-à-dire la tâche de proposer une nouvelle organisation des pouvoirs au sein de l’Union. Alors l’Europe se donnerait les moyens de renouer avec la confiance populaire. Et les chefs d’Etat pourraient remballer leur copie sans qu’aucun d’eux n’ait à perdre la face de s’être incliné devant le peuple lui-même.
Ce n’est donc pas vrai que la seule issue est la pause ou la fuite en avant autoritaire. Il existe une alternative. Applicable dès 2009. Un plan D comme démocratie en quelque sorte.
François Delapierre (dans À Gauche cette semaine)