Par où l’attaquer ? Par où entrer dans la forteresse amicale coupée en brosse qui détient quatre titres majeurs en quatre ans dans ce sport de contacts. Claude Onesta, 55 ans, à la tête des Bleus depuis dix ans, se décrit, non pas comme un véritable entraîneur, mais comme « un agent d’observation et d’exécution » du jeu tricolore. Hum, ben voyons… Mais quand il se place derrière un joueur sans rien dire c’est très mauvais signe pour le gars en question : « C’est ton frère qui joue, ou quoi ? Quand est-ce qu’il vient le vrai joueur, hein, dis ? » Onesta est alors un corbeau sur le mur du cimetière : « Le joueur, par essence, est un menteur : il ne montre pas tout. À moi de voir ce qu’il me cache, comment il camoufle une carence dans le jeu par exemple. »
Philippe Gardent (entraîneur de Chambéry et champion du monde 1995) était il y a dix ans en balance pour le poste à la tête des Bleus : « C’est extrêmement intelligent de sa part de faire croire qu’on ne fait rien de précis, qu’on délègue, qu’on regarde, ici et là. Mais rien ne peut se faire sans son imprimatur, ni dans le jeu, ni dans la gestion des hommes. »
Le sélectionneur le plus fort du monde est toulousain, une ville dont il a dirigé le club de hand.
L’ancien prof d’EPS aime les haricots tarbais et s’attache les hommes par une ferme franchise qu’il ponctue d’une violente tape dans le dos. Composer une équipe c’est faire jouer ensemble le basset artésien et l’antilope aux postes d’ailiers, le lion en poste de demi-centre, un grizzli en défense centrale, deux guépards en base arrière et le marsupilami dans les buts.
Pour asseoir le règne des Bleus, Claude Onesta a procédé ainsi : « J’ai instauré une sorte de division du travail au sein de l’équipe. Mais il faut aussi contraindre le virtuose à ne pas empoisonner le jeu par trop de solos de guitare. »
À titre indicatif, le manager tricolore dispose des mêmes armes que son second, l’entraîneur Sylvain Nouet, porte à la ceinture, toujours chargées au plomb pour sanglier, mais ne les utilise « qu’en cas de conflit car ce groupe, aussi brillant soit-il, peut aussi se faire la guerre ». Onesta a d’ailleurs la réputation de ne pas laisser traîner les conflits : « Je sais être méchant et déplaisant. » L’équipe de France est depuis quatre ans un empire colonial. Du point de vue du jeu, entendons-nous bien. « Et pour cela il faut révéler les joueurs à eux-mêmes. »
C’est là qu’Onesta en appelle à « la philosophie ». Où va donc se nicher le hand ? « Chez Socrate », dit Onesta en riant quand d’autres le voyaient chez Vladimir Maximov, le dernier penseur russe du hand dont la philosophie s’est toujours résumée à cette phrase inscrite au burin : « Le joueur ? Il faut lui taper dessus à la masse. C’est comme ça que le schéma de jeu rentre le mieux. » Qu’est-ce le jeu socratique ? Claude Onesta se passe la main sur le menton : « Il se résume à des questions sans réponse. À faire confiance à l’autre dans ses interrogations. Et c’est parfois proprement terrifiant. Le jeu n’est rien s’il ne fait pas grandir l’homme. Ma plus grande fierté c’est que ce sont des champions éduqués. Le reste n’est rien. » C’est beau comme l’antique, non ?
Le hand apporte donc chaque année des étrennes au sport de haut niveau. Cela prouve, selon Onesta, non pas l’existence de Dieu, dont il se fout comme de sa première chemise, mais de « l’humanisme » dans le jeu de ballon à 7. Le succès des Bleus serait donc dû en partie aux grands penseurs pré-handballistiques, un peu comme il y a les présocratiques, voyez-vous.
Citons en vrac ces beaux esprits du jeu : Michel de Montaigne, Denis Diderot, Voltaire, Jean Jaurès, Lénine et Che Guevara. On notera au passage l’absence de Daniel Costantini (le coach des débuts éclatants du hand) dans ce panthéon qu’Onesta, se rattrapant aux branches, qualifiera d’« icône » en laissant planer le doute sur la flatterie ou la suprême vacherie.
On peut naturellement douter de l’apport de la révolution russe ou du castrisme à l’essor du hand.
Mais pour Claude Onesta il s’agit d’un tout : « Ce sont des hommes qui se sont saisis de l’utopie et de l’injustice. Ils ont cru que marcher dans les pas des aînés ne nous ferait pas progresser vers le bonheur. Je me sens porteur dans le jeu du même message de liberté, de révolte, que portaient ces hommes-là. Résister et faire plier l’adversaire. » Suivre désormais le hand dans les pages sport exige une excellente oxygénation du cerveau et d’avoir fait Normale Sup.
Pourquoi Onesta évoque Lénine, Jaurès, ou encore Voltaire ? Car Onesta est issu d’une famille d’antifascistes italiens qui a fui l’Italie de Mussolini. Pour le Brésil dans un premier temps. Mais à trimer comme des cerfs pour gagner trois sous, la famille a mis pied finalement en France dans les années 30. « Chez nous, Lénine remplaçait le Christ. Famille de communistes, réfugies italiens, bouffeurs de curés, et un père leader syndical cégétiste : autant dire à gauche toute ! » explique Onesta. Et dire que l’Élysée est obligée de décorer à chaque trophée cette meute de demi-dingues dirigée par un guevariste hilare.
Alors « mélenchoniste » ? Le côté « robespierriste » du patron du Parti de Gauche n’est pas pour déplaire à celui dont le cousin Gérard est député européen écolo. Et Onesta de reconnaître : « Je regarde aussi ce qui se passe du côté des Verts. Car au PS tout n’est que qu’une lutte pour le pouvoir. »
Au début était le hand, jeu de mains et connoté fort à gauche. Puis est arrivé Daniel Costantini à la tête des Bleus, lui-même à gauche. Deux titres de champion du monde (1995 et 2001). Un coach napoléonien. Qui dînait seul concentré sur la bataille du lendemain. Une seule foi, un seul maître : le ballon. Aucun des deux n’a jamais cru à la religion du jeu de l’autre. « Mais tous deux sont de gauche de chez gauche », dit Jérôme Fernandez, capitaine actuel, qui a connu le mandat Costantini. « L’un autoritaire et lointain, l’autre démocratique et assez proche des joueurs. Deux façons de diriger », note sobrement Fernandez. Les deux hommes ne se fréquentent pas « Mais je dois reconnaître, assure Costantini, que Claude est quelqu’un d’intelligent et un maître tacticien. Sa fausse modestie est parfois irritante. Pourquoi ne dit-il pas que l’orgueil est aussi son moteur ? »
On pourra toujours comparer les moissons de l’un et les récoltes de l’autre. Elles sont fécondes. Ou encore estimer leurs apports respectifs à ce sport de cogneurs galopants.
Ce qui est bien dans ce sport, c’est que les grands serviteurs de l’Etat du hand ont toujours été de grands séducteurs et puis tellement à l’aise dans l’artillerie du verbe. Au fond Onesta n’est pas si éloigné qu’il veut bien le laisser entendre de Costantini, le masque de supériorité en moins. « J’ai le rêve du savant fou qui veut dominer le monde », lâche Onesta. Ben si c’est pas de l’orgueil, ça y ressemble drôlement.
Source : Libération, n° 9223 Portrait, samedi 8 janvier 2011, p. 24
par Jean-Louis Le TOUZET