Le 11 novembre 2011, au cours d’une cérémonie réunissant à Metz les représentants de la Ligue des Droits de l’Homme, de la Libre Pensée et du Parti de Gauche, Brigitte Blang a prononcé ces mots.
Comme tous les ans depuis 2003, il s’agissait de réclamer la réhabilitation des fusillés pour l’exemple de la première guerre mondiale.
Mesdames, messieurs, chers amis, chers camarades.
Une chanson de ce temps-là commence ainsi : « C’est à Craonne, sur le plateau… »
Oui, ce fut à Craonne, en 1998 que Lionel Jospin, alors premier ministre, a souhaité que les soldats fusillés pour l’exemple, épuisés par des attaques condamnées par avance à l’échec, plongés dans un désespoir sans fond, ceux qui refusèrent, comme il est dit dans la chanson, d’être des sacrifiés, réintègrent rapidement notre mémoire collective. Permettez-moi, ici, de rappeler que sa proposition fut, à l’époque, désavouée par Jacques Chirac, et… Nicolas Sarkozy.
93 ans après l’Armistice qui mit fin à ce qu’on se plait encore à nommer la GRANDE guerre, nous sommes rassemblés ici aujourd’hui pour dénoncer l’arbitraire et les injustices, pour redonner à ces hommes l’honneur qui leur fut volé ; dénoncer cette justice militaire expéditive et acharnée, à qui un pouvoir politique impuissant avait offert un outil féroce : exécuter des hommes dont la seule faute aurait été de manquer de courage. Autant d’exécutions jugées indispensables par Joffre, pour maintenir le moral et l’ardeur des combattants, englués dans une guerre de position inextricable, comme les barbelés couronnant la tranchée.
Quel chemin parcouru qui mène au sinistre poteau !
Chemin de boue, de sang, de fureur, de peur et d’absurdité, chemin tissé de pluie, de cette pluie qui a noyé les plus grands principes humains, jugements hâtifs, sans appel ni recours, jugements arbitraires pour une cérémonie barbare à la mise en scène immuable :
- attacher le condamné au poteau
- lire le jugement
- faire rouler les tambours
- faire claquer les fusils
- et, abominable mascarade, faire défiler la troupe devant les cadavres
En un mot : faire un exemple
650 exemples français, sacrifiés au nom de la gloire de l’état-major.
Aberration terrible de la guerre et des hommes qui la dirigent, qui la décident.
Parmi eux, et j’aimerais ici, en terre lorraine, me souvenir de mon enfance normande, ceux qu’on a appelés les quatre caporaux de Souain. Girard, Lechat, Lefoulon, Maupas. Quatre normands, fusillés par leurs camarades le 17 mars 1915.
Face au peloton, Théophile Maupas, instituteur dans la Manche, prend la parole. On veut le faire taire. En vain. Il proteste. Il crie à l’injustice et à leur innocence. Ses paroles sont couvertes par les salves des fusils. Tué par ses compagnons de misère.
Ces quatre-là meurent par le bon vouloir d’un certain général Réveilhac…
Aujourd’hui, je voudrais aussi, au-delà de l’indignation légitime qui nous a amenés ici, penser aux familles de tous ceux qui tombèrent sous les balles assassines de l’implacable loi militaire. Familles de renégats, familles de réprouvés, familles réprouvées à votre tour, combien d’obstacles aurez-vous franchis pour que vos martyrs cessent d’être recouverts du hideux voile de l’infamie.
Et puisque nous sommes ici aussi au nom de la laïcité, rappelons que l’église refusait de sonner le glas pour ces victimes de lois aveugles.
Je pense à Blanche Maupas, poussée hors de son école du Chefresne par une municipalité bien peu fraternelle. « Je ne partirai pas, répondit-elle, car il vous est plus facile de vous débarrasser d’une histoire que de défendre et de soutenir la veuve d’un fusillé innocent. »
Je pense à toutes ces épouses, ces enfants, qui n’ont rien su des conditions épouvantables de la mort de LEUR soldat, privés de pensions après la guerre. Ceux qui ont cherché à savoir ont fini par comprendre, mais au prix de combien de douleurs, de combien d’humiliations ?
N’oublions pas non plus que malgré un travail militant infatigable, les associations, les ligues, les partis, n’ont toujours pas réussi à réhabiliter tous les fusillés pour l’exemple. Si quelques dizaines sont reconnus innocents, plusieurs centaines dorment encore au fond d’archives insondables.
Nous sommes ici pour ouvrir les dossiers.
Nous sommes ici pour exiger une réhabilitation plein et totale, de tous, et aussi pour ceux « d’en face ».
Nous sommes ici pour que nul n’oublie, et que tous les non-dits soient levés. Vichy et l’Algérie ont commencé de livrer leurs secrets. Mais ceux de la Grande (et pourquoi grande, au fait ?) guerre n’en ont pas encore fini de se terrer au fond des consciences.
Nous sommes ici pour inlassablement, avec Aragon poser cette question « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? »
Et puisque je vous ai parlé de ma Normandie natale, permettez-moi de conclure en évoquant un monument aux morts. Celui d’Équeurdreville, commune de l’agglomération cherbourgeoise. Un monument qui, sous les visages tragiques d’une veuve et de ses deux enfants, proclame, comme nous le proclamons « Que Maudite soit la guerre ! » ou, avec Jacques Tardi, titrant sa magnifique bande dessinée « Putain de guerre ! »
Je vous remercie.